Franchissement de l’Ill le 5 février 1945 par la 5ème Compagnie du 2ème Bataillon du 21ème Régiment d’Infanterie Coloniale.
Récit de Louis Scandella :
Beaucoup de jeunes bisontins, issus pour la plupart des rangs de la Résistance, s’étaient engagés pour la “durée de la guerre”. Ils furent versés dans la 5ème compagnie du 2ème bataillon du 21° R.I.C. Après quelques jours d’entraînement, ils subirent le baptême du feu lors de l’offensive déclenchée le 14 novembre 1944 dont le but était la libération de la région de Montbéliard, de Belfort et de Mulhouse. La bataille de rupture du front allemand fut très dure.
Puis ce fut la grande attaque de fin janvier 1945 dont le but était de rejeter à jamais l’occupant de l’autre côté du Rhin.
Le 5 février, la 5ème compagnie reçoit la mission de franchir de vive force la rivière l’Ill au Nord d’Ensisheim, les ponts ayant été détruits. L’objectif est d’établir une tête de pont sur l’autre rive, de prendre Ensisheim et de réparer le pont pour permettre le passage des blindés. Avant l’opération, un camion Dodge arrive avec des rations alimentaires. Toujours pince sans rire, le chef Tamalet nous dit: “Ce n’est pas la peine de prendre des rations avant, car après le passage de la rivière, il y aura du rab.” Phrase prémonitoire.
Le 71° Génie a apporté des canots pneumatiques et installé un câble entre les deux rives. L’Ill est en crue, c’est un torrent boueux. Très impressionnant. Nous embarquons à 22 hommes dans ces grands canots, avec tout notre équipement, capotes, armes, munitions. Je suis tireur au lance-grenade et j’ai une musette de grenades à fusil à charge creuse et quadrillées avec adaptateur. Ainsi harnaché, on a peu de chance de s’en sortir si on tombe à l’eau. Onze hommes tirent sur le câble pour nous faire avancer. Il semble qu’il nous faut une éternité pour atteindre l’autre côté de la rivière. C’est un miracle que nous y soyons parvenus. Trois canots n’auront pas cette chance: l’un, avec des hommes du génie, sera emporté par le courant, un autre sera coulé par des éclats d’obus, un troisième chavirera, touché par une rafale d’arme automatique.
Avec soulagement, nous mettons pied à terre et nous commençons à progresser à travers les bosquets. Tout à coup, nous sommes stoppés par des tirs d’armes automatiques. Nous nous installons en position et presque en même temps, on entend des départs d’obus de mortier. Une première salve s’abat autour de nous, comme la grêle. Tout autour de moi, mes camarades sont touchés. On entend crier sans cesse. Les infirmiers-brancardiers sont à la peine; avec leur brassard croix-rouge, sous le déluge de feu, ils font la navette, transportant les blessés pour les déposer sur les bords de la rivière.
De l’autre côté, des ambulances attendent les victimes. Au volant, de courageuses ambulancières, femmes dévouées bravant la mort et pour qui nous avons beaucoup de respect et d’admiration.
Le pilonnage continue. Nous craignons une contre-attaque. En effet, nous apercevons des fantassins disséminés dans la plaine; trois chars allemands viennent les appuyer et tirent à vue sur nous. Je mets mon fusil-mitrailleur en batterie et tire à volonté; tout le monde tire. Les fantassins ennemis se camouflent derrière les arbres. Après quelques salves, les chars se replient, sans doute gênés par l’état du terrain détrempé par la fonte des neiges. A nouveau, nous creusons des trous pour nous terrer. La nuit tombe. Les tirs s’espacent. Petit à petit, les mortiers se taisent. Malgré nos pertes, la tête de pont a tenu.
Pour nous c’est la trêve, on commence à respirer. Le ravitaillement arrive et on nous distribue des rations C. Comme le prévoyait le chef Tamalet, il y a du rab et malgré le danger, l’appétit ne perd pas ses droits. Pour les blessés, le calvaire continue. Ils ont été simplement déposés en attente sur le bord de l’Ill. Dans la nuit, on entend leurs appels angoissés, leurs cris de détresse. Quelques-uns seront emportés par la rivière qui continue à monter et sort de son lit. Une nuit de cauchemar pour ces hommes qui souffrent et se croient abandonnés. Nous sommes bouleversés par les cris des mourants qui appellent leurs mères.
Malgré l’inconfort, le froid, l’humidité, le danger, nous arrivons à dormir un moment dans des trous de fortune. Pendant la nuit, des renforts ont été débarqués et surtout l’évacuation des blessés a pu s’effectuer. Tout est prêt pour l’exploitation à partir de la tête de pont . Le 6 février, avant le lever du jour, nous sortons de nos trous en silence et, déployés en tirailleurs, nous nous dirigeons sur Reguisheim. Le capitaine Brin donne l’ordre d’attaquer: on se redresse et on se lance à l’assaut en courant. Des tirs d’armes automatiques ennemis ne nous arrêtent pas. Sans épauler, en courant, je tire quelques rafales avec mon fusil-mitrailleur. Ces deux journées me valent une croix de guerre où il est dit que je suis entré le premier à Reguisheim.
Nous reprenons notre marche sur Ensisheim. Quand les marsouins (soldats de la Coloniale), entrent dans la ville, ils réduisent un à un les points d’appui ennemis, aidés par leurs frères d’armes. Un char Panther est capturé. Le nettoyage de la ville est terminé. Le drapeau français flotte à nouveau sur le clocher. Les habitants restés sur place, sortent des caves et des abris et nous font fête.
Ensisheim est libéré ! Depuis le 2 février Colmar est libre. La campagne de France est terminée.
La libération de l’Alsace a coûté cher à notre compagnie. Au lendemain du passage de l’Ill, nous avions perdu la moitié de nos effectifs.
Mais nous devons continuer la lutte, traverser le Rhin pour porter la guerre sur le sol allemand et nous battre jusqu’à la victoire finale.
Soldat de 2ème classe Louis SCANDELLA
Chevalier de la Légion d’Honneur