La mort du brancardier Jean DELLION

Les brancardiers du 3/23° R.I.C. à la Cité Anna.
Récit du brancardier Georges DELANOË :

Jour néfaste que ce 23 janvier 1945. L’avant-veille, je suis désigné pour monter en ligne avec la compagnie Tournier (9ème). Au débouché de Pfastatt, la compagnie Aubert (11ème) qui a pour objectif la ferme Grossacker, se trouve très éprouvée par les tirs de “Minen” (obus de mortiers). Ce qui fait qu’avec six brancardiers je me retrouve détaché à cette compagnie, qui atteint son objectif vers les 11 heures du matin. Le harcèlement des 88 est intense et continu. Malgré tout, les blessés sont ramassés, pansés ou non; pas le temps d’établir les fiches d’évacuation. Ils sont dirigés vers les ambulances qui, dans une neige de 40 cm, foncent au-devant des brancardiers. Demi-tour en trombe, ouverture des portes, déchargement des brancards, embarquement des blessés.

Le secours sur le terrain est dispensé par les filles elles-mêmes qui ont nom : Olga, Odette Demutras, les soeurs Molbert, les “attitrées”du 3° bataillon. Malgré le froid, la matinée est chaude, et quel magnifique exemple d’héroïsme et d’abnégation est donné ! Gloire et honneur à ces filles de France venues d’Afrique !

En arrivant à quelques mètres du corps d’habitation de la ferme Grossacker, nous sommes rejoints par le brancardier Jean Dellion qui me communique l’ordre d’avoir à me porter plus en avant de la direction du puits Anna. C’est alors que nous sommes à nouveau pris sous un tir d’artillerie. Nous nous couchons dans la neige. Soudain, Jean Dellion se relève, en criant à plusieurs reprises: “Delanoë ! Je suis blessé !” et il se met à pleurer. Je me précipite avec deux brancardiers dont l’un s’appelait, je crois, Reidinger. Sous la capote, à hauteur de la cuisse gauche, le sang commence à se répandre. Impossible de rester là, sous des tirs continus. Nous ramassons Dellion et le transportons dans le couloir de l’habitation, où je m’affaire, fébrilement, à déballer ma trousse pour y prendre ciseaux et garot. J’arrive à dégager sa jambe, et cherche à tâtons pour trouver une blessure énorme. A hauteur de l’aine, la cuisse n’est plus qu’un amas de chair hachée, le fémur est éclaté et la jambe ne tient plus que par quelques lambeaux. Malgré tout, je m’efforce de chercher l’artère fémorale qu’il me sera impossible de trouver. Le sang gicle, abondamment. Dillon est encore conscient. Il me demande si sa blessure est grave. Pas le temps de lui répondre. Il pleure à nouveau, puis se met à délirer, d’une façon encore audible. Il chante aussi ! Tout cela va très vite, en s’amenuisant. Puis, plus rien ! Jean Dellion est là, couché devant nous. Son sang coule encore sur la mosaïque du couloir.

Ce sera le souvenir qui me reste du bancardier Jean Dellion, mort pour la France !

Nous devions ensuite, non sans difficultés et autres évacuations, reprendre notre chemin pour répondre à l’ordre transmis par Dellion d’avoir à rejoindre le 11° compagnie devant la Cité Anna. Le but est atteint, tard dans l’après-midi. La blancheur de la neige permet de maintenir une certaine visibilité, alors que le jour décline et qu’un léger brouillard commence à s’installer. Les lueurs d’éclatement des obus et les incendies de chars ou de maisons ajoutent à cet éclairage. Pour trouver la position des voltigeurs, nous devons nous guider à la voix. C’est ainsi que nous débouchons sur une espèce de grand trou que nous connaissons tous ! Là se trouve la section de mortiers de 60 de la 11ème°. Nous y apprenons que le capitaine Aubert, qui se trouve en avant, est blessé. Je demande à déterminer sa position que l’on me précise à proximité de deux blocs de transformateurs. Du bord du trou, on ne voit rien, la vue est bouchée par le brouillard. Près de moi, le brancardier “Tarnus” qui me jette un : “On y va ?”. Il est gonflé Tarnus !

Je lui dis d’attendre. Bien nous en prend, une dégelée de mortiers s’abat ! Aussitôt, on s’élance. La neige est épaisse. Nous courons le plus vite possible, en levant nos jambes au plus haut. Je crois que nous ne faisons plus attention à ce qui se passe autour de nous. Subitement, nous tombons sur les transformateurs et j’entends, en arrivant, votre voix, mon colonel (Le médecin-colonel Delon était à cette époque médecin attaché au 3/23ème R.I.C.). “Delanoë, c’est vous ? ”. Réponse “Oui ! On vient chercher le capitaine.”. Nous repartons immédiatement. Notre retour est difficile. Je crois me rappeler que le capitaine Aubert était assez corpulent.

Après des arrêts fréquents, nous déposons le brancard à l’abri, au fond du trou. Les gars qui sont là s’inquiètent de l’état de santé du capitaine. Celui-ci, comme Dellion, est conscient, et je l’entends encore gémir et dire : “Mes petits, mes pauvres petits !”, plusieurs fois. Une ambulance assez rapprochée est signalée. Nous sortons du trou, et prestement, le capitaine Aubert est évacué.

Le lendemain, je devais apprendre que le capitaine Aubert – comme le brancardier Dellion – était mort pour la France.

Quelle chance avons-nous eu d’être les témoins d’une si belle et grande image du sacrifice de quelques-uns des nôtres, pour la France, pour notre patrie.

“O morts pour mon pays,
je suis votre envieux”

Victor Hugo (Nos morts)

Brancardier Georges Delanoë
Décoré de la Médaille Militaire

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