Chacun des dix-huit Marauders blancs qui s’approchent en rangs serrés des côtes d’Italie portent les cocardes sur leurs ailes. Les habitants de ces avions ont, comme chaque jour, tendu leur volonté vers l’objectif. On attaque aujourd’hui un dépôt d’essence et de munitions dans la plaine du Pô. La mission est longue et on rentrera à bout d’essence.
Il y a beaucoup de nuages sur l’Italie. De loin déjà on en distinguait deux couches. On réfléchissait dans l’avion de tête : fallait-il s’engager entre les deux couches ou passer au-dessus.
- Qu’en pensez-vous, demande le Commandant D. chef de l’expédition ?
– Il faut encore s’approcher avant de décider, répond le pilote. Mais s’il est possible, il vaut mieux passer au-dessus, les deux couches nuageuses risquent de se rejoindre et la formation est trop lourde pour manœuvrer efficacement. Je vais prendre de l’altitude, on la perdra en arrivant sur la plaine si celle-ci est “débouchée”.
L’altimètre indique 1,200 pieds. Le pilote augmente les gaz doucement pour ne pas apporter de perturbations dans la formation des trois flights des groupes Maroc, Gascogne et Bretagne.
On aborde la couche nuageuse 6 à 800 pieds plus haut qu’elle, mais les nuages sont inclinés et leur altitude augmente à mesure qu’on s’avance sur l’Italie. On devine les Apennins aux bourgeonnements très développés de gros cumulus blancs.
La formation conserve sa cohésion. Elle a pris le dispositif d’attaque. Le flight leader voit maintenant les nuages très près de lui, en dessous.
- Prenez le cap 86, dit le navigateur.
– Impossible, répond le pilote. Je ne puis engager la formation dans ces nuages trop denses.
Suivez bien les divers caps que je vais prendre et contrôlez à la montre la route parcourue.
– Mitrailleur arrière, quelle est la position tenue par les autres flights ?
– Le 2ème flight est au-dessus, à droite et le 3ème au-dessous à gauche, plus haut. Ils viennent de prendre de l’altitude.
– Compris.
Ils étaient gênés par les nuages. Par cette initiative, ils ont assoupli la formation.
Le pilote calcule sa manoeuvre. Il sait qu’il ne doit pas engager les avions dans ces gros cumulus où les turbulences sont violentes, où on ne voit pas à 10 mètres. La formation serait disloquée et deviendrait très vulnérable à la chasse. Notre sécurité réside dans le vol très serré qui oppose toutes les mitrailleuses du flight et même des autres flights aux attaques des avions ennemis. La densité et la concentration du feu sont notre gros atout.
La formation s’avance entre de grandes colonnes d’une blancheur éblouissante. Elles défilent le long des ailes et donnent aux pilotes l’impression de leur vitesse.
- Pilote, donnez-moi un niveau.
– Une seconde, je stabilise… Niveau !
Le bombardier règle les gyroscopes de son viseur.
– Il n’est pas certain que nous puissions bombarder, dit le Commandant D.
– Peut-être aurons-nous la chance de trouver la plaine dégagée. Les cumulus paraissent dessiner les Apennins.
– Bombardier ! notre altitude d’attaque est bien 11 500 pieds ?
– Oui, mon Capitaine !
– Commandant d’expédition à mitrailleurs. Voyez-vous la protection de la chasse ?
– Oui, mon Commandant : 8 chasseurs à 3 miles, en arrière au-dessus.
– Compris.
On vire à droite, puis à gauche pour éviter de gros nuages. Le pilote est inquiet pour la cohésion des flights.
– Le point d’orientation doit être à droite, dit la navigateur.
– Compris. Je vais contourner le nuage. Quel cap dois-je prendre ensuite ?
– 94
– Compris 9 et 4
Enfin, on sort de cette impasse et, brusquement on voit une éclaircie un peu plus loin.
– Un méandre du Pô à 11 heures, dit le bombardier.
Le navigateur vient s’installer derrière le pilote. Il est équipé, comme tous à bord, de son armure anti-flack et du casque métallique. Une rallonge aux fils du téléphone lui permet de garder le contact avec l’équipage. Il cherche le repère signalé, le voit, contrôle avec la carte.
– Navigateur à bombardier. Le point initial doit être devant nous. Est-il visible ?
Un instant et le bombardier répond :
– Attention à l’altitude à perdre. Il ne faut pas commencer trop tard.
– Compris, j’ouvre les trappes ! Descendez assez vite. Virez doucement à gauche.
– Attention, dit le navigateur. Vous voyez le village à 10 heures ? 2 batteries de flacks ont été signalées au breefing.
– Compris, je retourne à la limite de portée des canons.
– Cap d’attaque 250.
– Compris.
Le compas glisse doucement : 30° – 25° – 20°
Le variomètre indique 800 pieds minute de descente
– Encore 3 minutes avant le largage des bombes.
– Compris;
On traverse un nuage. Il faut bien passer dessous pour bombarder. C’est vite fait.
– Attention la chasse ! crie un mitrailleur. Ils sortent des nuages. Ce sont des Messerschmidts.
– Vu ! Vu ! répondent les autres mitrailleurs.
– Ils attaquent le 3ème flight.
– Mitrailleur de tourelle ! Surveillez le secteur du soleil. Gardez-vous des attaques verticales.
– Compris, mon Capitaine.
– Bombardier, je suis au cap.
– Je ne vois pas l’objectif, il y a quelques nuages au dessous.
– Tant pis, je reste au cap, partez en course au moment voulu.
Les voix se font plus sèches. On sent une vigilance tendue partout.
– Un messerschmidt en feu !
– Ne criez pas !
A l’arrière les mains sont crispées sur les mitrailleuses. Les yeux fouillent le ciel. Les tourelles se meuvent dans tous les sens et cherchent un ennemi à portée de tir.
– Encore deux minutes, dit le bombardier.
– Compris !
– Je vois l’objectif !
– Encore …
– Deux Messerschmidts à 6 heures par-dessus.
…Les mitrailleuses crachent de toutes leurs forces. Le pilote a les yeux rivés sur ses instruments.
C’est l’escadrille qui est prise à partie maintenant, pense-t-il. Tant pis, il faut atteindre le dépôt.
- Encore 100 pieds à perdre… je redresse et stabilise.
– Attention ! Niveau ! demande le bombardier.
– Niveau !
Tous les instruments sont au zéro.
Les moteurs ne parviennent pas à couvrir le déchirement des mitrailleuses.
Dans la cabine avant, l’attaque de la chasse n’a pas pénétré les esprits. Ils sont trop préoccupés par la visée à faire.
– 3 degrés à droite.
– Compris 2 et 1 – terminé !
– En course !
– En course !
– P D I !
– P D I !
Plus un mot à l’avant. On entre dans les 30 secondes d’excitation indescriptible qui précèdent et qui décident de la qualité du tir. Le bombardier synchronise la portée, agit avec dextérité sur les boutons de mise en direction qui transmettent les corrections à exécuter à la cabine pilote.
– Un Marauder a son moteur gauche en feu !
L’aiguille du P D I bouge à peine. La correction est faite instantanément grâce à une pression sur le palonnier. Quelques secondes de course encore, pense le pilote. Il vérifie ses instruments 11 520 pieds à l’altimètre, 185 miles au badin. C’est parfait ! Une impression de satisfaction règne au coeur du pilote. L’attaque ennemie n’a rien changé, les bombes iront au but. Quel calme malgré le grand danger qui rôde.
– Deux parachutes !… trois ! …quatre !
Ce sont les occupants du B-26 en feu qui sautent.
– L’avion perd une aile !
– Taisez-vous dit le pilote.
– Attention ! Attention !
Le bombardier prévient qu’il ne faut plus bouger l’avion, les bombes vont être larguées.
– Bombes larguées. Je ferme les trappes.
– Compris !
Le pilote vire à gauche, regarde à l’extérieur. La couche de nuages est un peu au-dessus, sur la route qu’il faut suivre. Une seconde d’hésitation, puis l’appareil cabre légèrement. Il vaut mieux passer au-dessus pour surveiller plus facilement le ciel, l’ennemi est traître et cherche à se cacher dans les nuages.
– Où sont les Messerschmidts ?
– Je ne les vois plus, ils sont partis, pourchassés par quatre Spitfires.
On entend un grondement sourd
– Les bombes sont au but, le dépôt saute !
En effet, une grande gerbe de fumée s’élève très haut.
Comme c’est beau ! Quel panache ! Une bouffée d’orgueil monte au coeur.
- Le flight est-il au complet et en ordre ?
– Oui, mon Capitaine.
– Les autres flights ?
– Ils se rapprochent – six dans le second – cinq dans le 3ème.
– Aucun avion ne paraît en difficulté ?
– Non mon capitaine. Un B-26 a été abattu. Un chasseur ennemi est tombé en flammes, je l’ai vu percuter. Deux nous ont attaqués mais ils n’ont pas pu tirer, je crois qu’on les a touchés avant.
– Compris.
CHAMERY
Ce témoignage a été tiré d’une page d’un journal non identifié imprimé à Alger après la guerre.