Si le « Cessez le feu » fait déferler sur le monde libre une vague de joie et d’enthousiasme, la réaction du combattant se révèle toute différente.
Chacun, depuis trois ou quatre jours, se replie sur lui-même, afin de revoir intensément toute l’épopée qu’il vient de vivre et cherche à réaliser toute la grandeur de cette victoire pour laquelle tant d’hommes ont souffert, pour laquelle tant de camarades ont consenti au suprême sacrifice.
Et ce qui domine, dans cette méditation profonde, presque une retraite, c’est la mélancolie qui s’empare de tous. Autant jusqu’à ce jour, les cœurs ont battu au même rythme, qu’on soit de réserve ou d’active, d’une arme ou d’une autre, de la métropole ou d’Afrique, autant il devient douloureux de s’apercevoir tout à coup que l’Équipe a perdu sa raison d’être et va se dissocier bientôt.
C’est ce qu’a su traduire, dans une page émouvante, un chef de char du 5ème Régiment de Chasseurs d’Afrique, sous-officier de réserve, sous le titre « Victoire » :
« Les postes radio nous ont parlé de la victoire en longues phrases volubiles et faciles. Nous savons combien d’Américains ont embrassé de midinettes sur les boulevards parisiens, et combien de jeunes gens sont montés sur les jeeps des soldats alliés.
Mais cela ne nous a prêté aucune joie, aucun souffle d’enthousiasme. Pourtant, au long des années que nous venons de vivre, que de fois avons-nous souhaité ce jour auréolé de tous les symboles. Dans les camps rouges d’Afrique, pendant les étapes harassantes des Cévennes, dans les neiges d’Alsace, nous l’avons appelé avec des ressauts de colère, de tristes révoltes et d’amères lassitudes. Peut-être de l’avoir trop décorée de toutes les splendeurs prêtées par l’imagination, de l’avoir entourée de tant de désirs, la réalité n’est-elle plus aujourd’hui à la mesure du rêve. Comme ces enfants qui désirent un jouet, se complaisent à en imaginer toutes les perfections, et ne reconnaissent plus, quand ils le possèdent, l’objet de leur convoitise, ce jour nous laisse aujourd’hui presque indifférents, sans élans ni regrets.
Ou peut-être , la seule chose que nous n’osons pas déchiffrer au fond de nos cœurs, ce sont justement des regrets. Certes la guerre est finie. Mais ceux qui vivent ne savent pas imaginer la mort. Et déjà ils parent leurs peines passées d’austères magnificences. Bientôt elles seront presque de joyeux souvenirs, comme les mornes années du lycée deviennent, paraît-il, dans la mémoire des hommes, ce qu’ils appellent les plus belles années de la vie.
Depuis l’Afrique jusqu’en Autriche nous avons confronté le visage des hommes et l’haleine des provinces. Les matins tièdes nous ont offert des promesses auxquelles les soirs inquiets , au bord des bois vert-bronze, donnaient plus de prix. Dans les grandes étapes au long des routes de France et d’Allemagne, pendant les interminables journées passées dans la prison d’acier de la tourelle, nous avons appris les vertus de l’équipage, quand, le visage lavé de pluie ou brûlé de soleil, nous guettions les pièges de la guerre. Nous savions les moindres détails de ce grand désordre que nous traînions derrière nous, et nous mettions un nom sur les silhouettes bizarres et variées de tous nos engins : les jeeps agiles, les chars de dépannage hérissés de bras monstrueux, les ambulances gracieuses et les half-tracks qui portent les noms des morts sur leur capot comme des boucliers.
C’est bien cela, nous regrettons la lumière cruelle de la tourelle, ce silence qui nous liait comme une promesse tacite, les révoltes du canon, l’âcre odeur de poudre à peine dissipée par le ventilateur, le déchaînement des chenilles et la chute cristalline des douilles au fond du panier de tourelle.
Que deviendrons-nous les uns sans les autres devant les gestes nouveaux que la vie va nous imposer ?
Aujourd’hui pour la première fois nous avons cessé de penser équipage.
Une tranche colorée de la vie s’efface dans le passé avec les tristesses des crépuscules.
Nous nous regardons déjà avec d’autres yeux.
Deviendrons-nous si vite des étrangers ? »
Texte rédigé par un chef de char du 5e R.C.A. Dès la fin des hostilités.
Extrait du livre « La 1ère Division Blindée au combat. »